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LA DERNIERE ANNEE
LA DERNIERE ANNEE
Inspirée de faits réels. Ou presque…
Partie I : Le pari
Décembre 2008.
J’étais un petit con. Un vrai !
Je n’arrêtais de me poser cette question : Pourquoi faut-il qu’il pleuve autant en décembre ? Est-ce ainsi que Le père noël annonçait sa venue ? Pourquoi faut-il que je reste scotché chez moi, sous ma galerie, alors qu’il y aurait tant à faire et à voir dehors ? Je m’énervais, je m’impatientais, alors que la pluie, gâcheuse d’ambiance, me retenait là où je ne voulais surtout pas être.
Chez moi, c’était un peu lourd l’atmosphère. Je n’avais pas réussi mes examens de premier trimestre à l’école. Une semaine plus tôt, j’avais reçu la bastonnade de ma vie. Mon Père s’était évertué à me foutre une bonne raclée. Ce n’est pas avec 4 de moyenne que tu rendras heureux tes parents. Ils s’inquiétaient pour moi, pour mes notes et tout le reste. Mes parents travaillaient durement pour me payer une bonne école, et je comprenais tout cela. Je n’étais pas un enfant ingrat mais Dieu que je détestais l’école et tout ce qui y allait avec ! Je détestais les professeurs, je détestais leurs cours, je détestais la directrice de la vie scolaire et ses remontrances qui n’en finissaient pas. Je détestais les montées de drapeau, je détestais les prières matinales, je détestais les cours de mathématiques et de français, je détestais la physique et la chimie, je détestais les autres élèves, ces stupides qui se la pétaient fort. Je détestais les travaux de groupe, je détestais les devoirs individuels, je détestais les examens, je détestais les bulletins hebdomadaires. Bref, je détestais tout, sauf la grande récréation de midi, là où je pouvais enfin être moi-même.
Pour faire taire tous les clichés, ce n’est pas tant que j’étais une sorte de surdoué qui voyait le monde à l’envers, ou un génie qui dans sa tête construisait un avion alors que le professeur lui chantait maladroitement sa cinématique. Loin de là. Non plus, je n’étais pas un idiot, ni un petit crétin. Juste un cancre qui rêvassait un peu trop sur sa virginité et autres sujets primordiaux. J’étais une tête en l’air, qui parlait peu, mais qui était toujours fourré dans les mauvais coups.
Et j’aimais ça. Faire chier les gens. Les mettre hors d’eux-mêmes, les pousser dans leurs retranchements. J’y arrivais facilement avec ma mère. Elle qui avait pourtant de la répartie venait souvent à croire que j’étais un cas perdu, que je n’irais nulle part avec de tels comportements. Et je m’amusais à lui répondre : mais où veux-tu que j’aille, Manmi ? Et je décampais rapidement, sous peine de recevoir une chaplèt de sa part.
En cet après-midi de décembre. J’attendais un signe. Que la pluie cesse. Que je puisse enfin sortir pour aller retrouver Nick. Nick, c’était le genre de grand frère que je n’avais pas eu. On se connaissait depuis que nous étions petits et nous faisions nos 400 coups ensemble. Tout le monde était au courant, si vous me voyez empêtré dans une sale histoire, veuillez ne pas chercher trop loin de la scène de crime, Nick se trouvera certainement dans les parages. Nous nous complétions, parfaitement. Je crois que c’est avec Nick que j’ai commencé à jouer à deviner ce qui se passe dans la tête des autres. Je n’y arrivais pas toujours, mais la plupart du temps, je parvenais à déchiffrer ce qui se passait dans sa tête, surtout quand la chose était tordue. Il m’aimait bien, Nick. Et je l’aimais énormément. Une fois, nos parents respectifs s’étaient embrouillés, et tout le monde s’attendait à ce que lui et moi fassions pareil. Peine perdue.
Le signe ne venait toujours pas. Je rentrai à l’intérieur de la maison et vérifiai l’heure : Il était presque trois heures de l’après-midi. Dans le salon, ma grande sœur chantait pendant que mon cousin, lui, jouait la guitare. Ma petite sœur dormait à même le sol et mes parents se trouvaient dans la salle à manger. Ces derniers parlaient à voix basse et semblaient rire d’un quelconque commérage.
Moi, je m’ennuyais. Je retournais sous la galerie, mon lieu-passerelle. La pluie semblait ne pas vouloir s’arrêter. Je m’énervais à présent. Pourquoi aujourd’hui ? Alors qu’il y a tant de choses à faire et à voir dehors ? Perdant patience, je regagnai ma chambre et me couchai. Je ne tardai pas à m’endormir.
***
Prad… Yo ! Prad. Réveille-toi !
Nick me secouait vigoureusement du lit.
Quoi ? Qu’y-a-t-il ?
Tu dors depuis trop longtemps. Lève-toi. Il faut qu’on sorte.
Je me détirais pendant de longues secondes. Dehors, la pluie avait cessé et il commençait à faire nuit. Pendant combien d’heures avais-je dormi ? Trois heures tout au plus. Je baillais. J’avais une faim de loup.
Ouais, lui dis-je. Mais je dois aller prendre un bain avant.
Pas le temps, répliqua-t-il. Lave-toi le visage. La fête commence dans quelques heures.
Quoi ? Quelle fête ?
Tu es sérieux ?
Je me rassis sur le lit et prit le temps de rassembler mes esprits.
Ah, la fête de Christelle, fis-je, le ton dépité.
Christelle n’avait d’yeux que pour Nick. Je l’avais bien aimé au départ cette fille, mais lorsque je m’étais rendu compte qu’elle ne me calculait pas du tout, ça avait laissé place à de l’indifférence, mêlée d’une petite touche de jalousie. Ce n’était pas la première fois que Nick me volait la vedette auprès des filles. Ce qui me rassurait, c’est qu’il était un grand Koyo, un mawozo autant que moi. Si les filles s’entichaient de lui, il n’avait jamais su quoi leur dire. Cela me réconfortait.
Je détestais les fêtes et toutes autres réjouissances. Je ne comprenais pas vraiment le sens de tout ça. Pourquoi les gens faisaient tout un plat pour une seule journée ? Je n’arrêtais à chaque fois de me poser de telles questions. Mais, pour être tout à fait honnête, je n’avais rien contre la nourriture que l’on me servait, ni le coca-cola, ni le sprite, ni le fanta qu’on y trouvait agogo.
Trente minutes plus tard, Nick et moi arrivions à la fête. Nous nous étonnions du nombre ahurissant d’invités qu’il y avait. Les parents de Christelle n’avaient rien fait à moitié pour célébrer le quinzième anniversaire de leur fille unique. Lorsque Nick et moi nous la vîmes sur le petit préau de la maison, habillée somptueusement d’une robe rouge, nous restâmes ébahis pendant quelques secondes. Ses cheveux, permanentés, lui arrivaient à la nuque. Elle portait un appareil dentaire qui, pour je ne sais quelle raison ni comment, la rendait encore plus attirante à mes yeux. Nick et moi nous nous séparions. Il alla saluer Christelle puis ils s’éloignèrent à l’intérieur de la maison. Moi, j’allais retrouver les autres invités, profitant au passage pour saluer les quelques personnes que je connaissais.
À l’époque, je ne me considérais pas forcément comme une personne timide. Je n’étais pas porté vers les gens, mais je n’avais pas peur d’eux non plus. Pourtant, j’étais un adolescent submergé par des flots intarissables de complexes. D’abord sur mon physique. J’étais maigrichon, petit et je le vivais mal. Ensuite sur mon attrait. Je me sentais si laid. Je n’avais certainement pas le plus beau visage et les acnés avaient décidé depuis mes onze années d’y faire leur siège principal. Enfin, il y avait mon aura, si je dois l’appeler ainsi. Je n’avais pas la côte, ni près des garçons de mon âge, encore moins près des filles. J’étais une galère, je le savais. Encore aujourd’hui quand j’y repense, je me demande comment j’avais fait pour m’en sortir. Je l’ignore.
Lorsque Nick revint une dizaine de minutes plus tard, un sourire bête occupait ses lèvres. Je savais ce qu’il venait de faire, mais il fallait que je l’entende de ses propres lèvres. Alors je lui demandai.
Christelle vient de m’embrasser, me dit-il, tout enjoué.
Puis, il poursuivit :
Elle m’a emmenée aux toilettes et m’a embrassé.
Il ne s’arrêtait plus de sourire. Je lui demandai :
C’est la première fois qu’elle t’embrasse ?
Oui, me dit-il, l’air rêveur. La première fois.
Et pourquoi c’est à la toilette qu’elle t’a emmenée ?
Nick se redressa de son siège, jeta un coup d’œil à mon assiette, y attrapa un morceau de banane, la porta à ses lèvres, puis me répondit :
Je ne sais pas. Parce qu’elle était vide j’imagine.
Hum, fis-je, feignant l’air pensif.
Quoi ?
Non rien.
Quoi Pradley ? Sanble gen yon bagay ou pa vle di m ?
Les toilettes. Un premier baiser. Elle a choisi un drôle d’endroit pour cela, non ?
Il me fusilla du regard. Puis, un long sourire éclaira son visage.
Ah, tu es jaloux !
Moi, jaloux ? Jamais, me défendis-je.
Il pouffa de rire.
Tu es jaloux !
Puis, il reprit :
Dis, Prad, tu as déjà embrassé une fille ?
Moi ? Oui. Bien sûr que oui !
Quand ça ?
Je ne me rappelle pas ?
Quand ça, me redemanda-t-il ?
Je ne me rappelle pas.
Je sais pourquoi tu ne t’en rappelles pas : C’est parce que cela n’a jamais eu lieu !
Et il partit à nouveau d’un fou rire. Je m’énervai. Mais n’étant pas du genre à perdre contenance rapidement, je continuai à manger. Nick n’abandonnerait pas. Pas de sitôt. Il fouilla mes poches et ressortit mon portable, une Nokia que ma mère m’avait donné quelques mois auparavant.
Quoi ? qu’est-ce que tu fais ? Lui demandai-je.
Je vérifie un truc…
Quelques secondes plus tard, il déposa le téléphone près de mon assiette, puis me dit :
Je vais te proposer quelque chose.
Quoi donc ? lui demandai-je.
Si tu as déjà embrassé une fille comme tu le prétends, le défi que je vais te lancer devrait être pour toi une simple formalité.
Je commençai à présent à m’inquiéter. Je connaissais l’esprit tordu de Nick et je savais qu’il n’augurait rien de bon pour moi. Alors je refusai catégoriquement.
Non Nick. Je n’accepte aucun défi !
Pas de problème. Mais reconnais au moins que tu n’as jamais embrassé une fille de toute ta vie.
J’ai déjà embrassé une fille je te dis !
J’avais rétorqué un peu trop fort. Quelques têtes se tournèrent dans ma direction. Honteux, je baissai la tête et bus une longue gorgée de coca-cola.
Alors, accepte ce défi de rien du tout.
Je savais qu’il ne me lâcherait pas. Je savais qu’avec Nick j’étais piégé. Alors je me résolus à écouter son défi.
Vas-y, dis-moi. Je te jure Nick, s’il s’agit encore d’un de tes plans foireux, je renonce illico.
Un sourire moqueur se dessina sur son visage. Nick était un grimo dont une partie de sa famille était de descendants cubains. Son visage se colorait lorsqu’une espièglerie se tramait dans sa tête. Il me dit :
Tu connais Yenevah ?
Qui ça ? La fille moche qui traine avec Christelle ?
Tu dis de toutes les filles qu’elles sont moches. Tu ne vas pas t’en tirer, pas cette fois.
Qu’est-ce qu’elle a Yenevah ? me résolus-je à lui demander.
Elle est là, à la fête. Elle est assise à l’intérieur de la maison avec d’autres amies de Christelle. Le pari est le suivant : Tu rentres la trouver et tu lui demandes son numéro de téléphone.
Quoi ? Je ne…
Aussi simple comme bonjour, me coupa-t-il la parole tout en souriant. Je te donne jusqu’à trente minutes pour y arriver.
Et à lui de rajouter :
Tu as fait bien plus difficile que ça, non ?
Et il se leva, allant se chercher de quoi manger, me laissant seul face à ma peur. J’eus rapidement la lâche idée de créer un contact avec le nom de Yenevah dans mon téléphone, mais lorsque je me souvins qu’il avait fouillé dans mon portable quelques minutes avant de me lancer son défi, je compris qu’il avait vérifié si déjà je possédais le numéro de la fille en question. J’étais foutu. Totalement foutu.
Je n’avais plus aucune envie de manger. Je suais à grosses gouttes. La vérité, c’est que je ne me rappelais même pas de ma courte vie d’alors avoir discuté avec une fille autre que mes sœurs et cousines. Assis sur la table, je me demandais : « Pourquoi avais-je menti ? Pourquoi m’étais-je fait prendre par Nick alors que clairement je savais qu’il était du genre à me mener dans de tels sentiers ? J’étais en train de m’auto-infliger un savon quand je vis Nick au loin, remplissant son assiette. Il tapa à trois reprises son index gauche sur son poignet droit, comme pour me faire comprendre que le compte à rebours avait commencé. Je pris mon courage à deux mains, traversai la cour entière et rentrai à l’intérieur de la maison. Je ne tardai pas à repérer Yenevah, mais au moment où j’arrivais à sa hauteur, je la vis se lever et arpenter l’un de couloirs de la maison.
Je la suivis, saluant discrètement les invités qui semblaient être plus spéciaux que ceux qui avaient été installés dans la grande cour de la maison. Ici, il s’agissait probablement d’amis et connaissances des parents de Christelle. Ils avaient tous l’air important. Les parents de Christelle étaient de riches et surtout honnêtes commerçants qui avaient fait fortune quelques années plutôt et qui avaient décidé par tous les moyens de le faire savoir au monde entier. Ils ne s’en cachaient guère, vivant dans la démesure totale. Christelle avait grandi dans cet environnement et avait parfaitement épousé la manière de voir le monde de ses parents.
Bref. Je me perds un peu. Je continuais à suivre Yenevah. Je la vis rentrer dans une des chambres de la maison. Curieux de nature, je m’approchais, jusqu’à être capable de voir ce qu’elle était venue faire. Le pervers en moi s’attendait à voir autre spectacle que celui qu’il me fut permis d’assister : Yenevah fouillait un à un les tiroirs de la commode de la chambre, puis de ceux de la table de nuit. Un simple coup d’œil et je compris qu’il s’agissait de la chambre de Christelle. Mais qu’était-elle venue y chercher ? Je la vis prendre des articles de maquillage et les fourrer aussi rapidement que l’éclair dans la valise qu’elle portait sous le bras. Elle s’attarda longuement sur une enveloppe, l’ouvrit, puis quelques secondes plus tard, se résolut à la fourrer également dans son sac.
Je fus ébahi par la scène que je venais de vivre. Yenevah était une voleuse. Une putain de voleuse ! Je m’éloignai de l’embrasure de la chambre pour ne pas qu’elle me voit en y sortant et je l’attendis. Deux minutes plus tard, je la vis sortir de la chambre. Je l’interpellai :
Yenevah !
Oui ? Elle se retourna, surprise et comme prise en flagrant délit. Lorsqu’elle vit qu’il s’agissait en fait de… moi, elle parut soulagée.
Oui ? Qu’est-ce que tu me veux ?
Voleuse et arrogante en plus ! Je jubilai intérieurement.
J’ai besoin que tu me donnes ton numéro de téléphone.
Hein ?
Elle me rit au nez.
D’abord, qui es-tu ? Et pourquoi je te donnerai mon numéro de téléphone ?
Ah, ainsi tu ne me connais pas ? Ok. On va jouer à ça ?
Elle continua de rire.
Ecoute Pradley…
Ah tu connais mon nom. Parfait, parfait.
Écoute, reprit-elle, je ne te donnerai pas mon numéro de téléphone.
Et pourquoi ça ?
Parce que… Mais parce que je n’en ai pas envie !
Elle me toisa et tourna les talons. Je lui dis :
J’ai tout vu.
Elle s’arrêta brusquement de marcher. Heureux et désormais maitre de la situation, je lui dis :
Les articles de maquillage, l’enveloppe et les je ne sais quoi d’autres que tu as dérobés dans la chambre de ton amie… J’ai tout vu Yenevah.
Je ne sais pas de quoi tu parles.
Tu en es certaine ? Lui demandai-je. Tu veux jouer à ça ?
Elle ne dit rien. Prise en flagrant délit, que pouvait-elle dire d’ailleurs ? Sûr de mon coup, je poursuivis :
Ton numéro de téléphone Yenevah. Je ne te demande que ton numéro de téléphone.
Elle me fila une à une les chiffres. Je ne me gênais même pas. Elle avait compris. Que j’étais un petit veinard qui s’en foutait pas mal que sa réputation soit compromise. Aurait-elle pu se permettre de prendre le risque de ne pas faire ce que je lui demandais ? Je n’en suis pas certain.
Elle me demanda :
Pourquoi tu veux mon numéro de téléphone ?
Hum ? Je n’en ai pas tant besoin que ça en fait, lui dis-je. Je me suis coltiné un pari que je suis sur le point de gagner.
Quoi ?
Elle haussa les sourcils. Je lui répondis, aussi confiant que jamais :
Ce n’est rien. Ne t’inquiète pas, très chère. J’effacerai ton numéro de téléphone une fois que je l’aurai gagné, ce pari.
Tu es un idiot, un imbécile, un idiot, un idiot !
Elle était devenue toute blême, remplie de colère, je m’amusai à présent.
Et toi tu es moche, Yenevah. Lui répondis-je le sourire aux lèvres.
Lanmèd Pradley !
Et une voleuse de surcroit, lui balançai-je pendant que je m’éloignai.
Je sortis de la maison et repérai Nick. Il mangeait consciencieusement. Lorsqu’il me vit arriver, un large sourire prit possession de tout son visage. Croyant que j’avais échoué. Une fois arrivé à sa hauteur, je lui tendis mon téléphone. Il prit le sien, compara les deux numéros. Il parut pris de court. Nick finit par me dire :
Comment tu as fait ?
Tu sais, lui dis-je sous un ton fanfaron. Ce n’était pas si difficile après tout.
Il me toisa du regard, puis reprit sa nourriture.
Et au fait, lui dis-je, je n’en démords toujours pas. Elle est moche Yenevah !
Et pourtant, elle ne l’était pas du tout…
***
Partie II : La Fugue
Pâques 2009
Vanel était un garçon bien. Une perle. Si cela n’avait été que lui dans cette histoire, en fait, il n’y aurait tout simplement pas d’histoire à raconter ! Vanel était bon, gentil, respectueux, qui savait parler aux gens et qui pour son âge faisait preuve d’une maturité énorme. Je l’enviais, Vanel. Comment un adolescent peut-il être autant bien et propre sur lui ? Je ne m’imaginais pas comme lui pourtant, j’aimais trop le désordre organisé qu’était mes années adolescentes pour la troquer contre de la maturité, un truc qui à l’époque ne voulait tout simplement rien dire pour moi. Je l’enviais parce que tous les parents de la zone comparaient leurs enfants à lui. Quand je faisais une connerie et que je me plaisais à faire chier mes géniteurs, ils n’arrêtaient pas de me dire : « Prends donc exemple sur Vanel, ne vois-tu pas comment il agit ? Vous deux avez quasiment le même âge, pourtant toi tu continues à semer idiotie après idiotie ». C’est certain, je ne voulais pas être comme Vanel.
Comme je l’ai dit tantôt, le problème, ce n’était pas Vanel, mais ses parents. Deux années plutôt, une sordide histoire dont je vous épargne les détails avaient eu lieu. Une histoire qui impliquait les parents de Vanel et moi. Ces derniers avaient cherché à m’empoisonner. Rien que ça. Et depuis, ma mère m’avait formellement interdit de parler avec leur fils. J’aimais bien Vanel, alors cette contrainte me dérangeait. Nous savons jouer ensemble au playstation portable (PSP), et depuis que les restrictions avaient pris effet, je l’évitais. Nick avait lui continué à trainer avec lui, et cela me chagrinait de ne pas pouvoir. J’aimais bien l’entendre philosopher sur la vie, les choses et les gens. Il avait une de ces voix qui vous captivaient. À maintes reprises, j’avais voulu demander à ma mère de me permettre de trainer avec lui, mais je savais que cela n’aurait fait que la mettre en rogne. Alors je me taisais, et subissais.
C’était les vacances de pâques et cette fois, j’avais haut la main réussi mes examens de deuxième trimestre. Je m’étais repris et j’avais cassé la baraque. Maman et papa étaient heureux, alors je l’étais aussi. De mes journées, je ne faisais que jouer à la playstation et dormir. Je me noyais dans mon insouciance. Un matin, il devait être dans les dix heures, Nick et moi étions assis pardessus la clôture qui séparait notre maison. Nous discutions calmement depuis une bonne demi-heure quand nous vîmes arriver Vanel. Il s’arrêta à notre hauteur, eut une brève discussion avec nous puis poursuivit son chemin. Peu de temps après, j’entendis quelqu’un me héler. C’était mon père. Je m’excusai auprès de Nick, descendis le mur et allai le trouver.
Oui Papi, lui dit-il. Qu’y a-t-il ?
Pradley, mets-toi à genoux !
Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
Mon père tenait entre les mains un ceinturon. J’étais déjà sur la défensive. Je ne comprenais pas. Qu’avais-je fait pour qu’on me punisse ?
Pradley ! Ou tande m wi, mete w ajenou !
Pas avant que tu ne me dises ce que j’ai fait de mal.
Je restai coi. Je n’allais pas le faire. Mon père me connaissait assez pour savoir que je n’allai pas le faire. Alors il essaya de m’y forcer, je reculai, vivement. Lui qui était lent à la colère s’enflamma brusquement.
Ne t’avait-on pas interdit de parler à ce garçon ? Ne t’avait-on pas clairement fait savoir qu’il était formellement hors de question que tu traines avec lui ?
Qui ça, Vanel ?
Je me perdis en mille explications que je savais que mon père n’allait guère écouter. Les parents haïtiens n’écoutent jamais les explications de leurs enfants. Mais après tout, qu’avais-je fait de mal ? Pourquoi voulait-il me punir pour une chose que je n’avais pas commise. Fallait-il que je me déplace lorsque Vanel était venu nous aborder ? Je tentais de faire comprendre cela à mon père mais lui ne jurait que par une seule chose : Que je me mette à genoux.
Ma mère, mes deux sœurs, mon cousin et la servante nous entouraient désormais. Tous me disaient : « Mete w ajenou Pradley epi tout bagay ap regle. » Mais eux aussi savaient que le rebelle en moi n’allait pas s’agenouiller. Je restai ferme sur ma décision, pas question que je sois puni pour une bourde que je n’avais pas commise.
Mon père me lança un premier coup de ceinturon que j’esquivai adroitement. Mais le second me frappa en plein visage. Je courus prendre refuge sur le toit de la maison auquel on y accédait en escaladant un manguier. Là-haut, je menaçai de me jeter dans le vide si quelqu’un osait monter après moi.
Mon père tenait encore le ceinturon et me défiait du regard. Je faisais de même. Je suis certain qu’en l’espace de quelques instants, nous étions devenus des ennemis jurés. Il me détestait, et moi aussi. Ici se jouait le match de la gagne. La bataille ultime pour savoir qui est le mâle alpha de la maison. Celui qui porte le pantalon sur sa taille. Le maitre. C’était peine perdue pour mon père, je n’allais pas me mettre à genoux parce que tout simplement je détestais subir les injustices. Mais lui, il y allait de son honneur, de sa réputation de chef de foyer. Le prédicateur évangélique qu’il était ne pouvait permettre de telles dérives. Son fils devait être ramené dans le droit chemin. On se fusillait du regard et moi j’étais certain d’un truc, je n’allais pas m’en sortir aussi facilement.
Alors que le voisinage s’était rappliqué pour assister à la funeste scène qui se passait dans la maison de la famille qui se la jouait toujours « parfaite », j’en profitai pour regagner l’intérieur de la maison, enfiler un jeans, des baskets et m’enfuir. Alors que je franchissais la clôture, j’entendis la servante dire : « Men Pradley ap sove wi ! » Je me souviens de Nick me suppliant de rebrousser chemin, de moi courant tel un possédé, me jurant que plus jamais je ne reviendrai dans cette maudite maison.
J’étais libre. Enfin libre. C’était donc ça la liberté ? Un jeudi saint, dans une camionnette, en direction du centre-ville, avec soixante-cinq gourdes en poche. C’était fini l’école et les gens que je ne supportais plus, c’était fini les injustices et les bastonnades. Tel l’esclave qui fuit la plantation des maitres, je me sentais affranchi. J’allais prendre mes propres décisions, vivre comme je le voulais. J’avais 15 ans, putain ! J’allais me débrouiller pour réussir ma propre vie ! Je n’avais pas besoin d’eux, je me ferais un nom et dans quelques années, ils seraient étonnés de mes succès. Alors ils viendraient à moi, s’excuseraient pour tout le mal qu’ils avaient voulu me faire et moi je les ignorerais, encore et encore. Je me promis de fumer ce soir ma première cigarette. Un homme libre, ça fume. Et j’étais bel et bien libre.
Mais un homme libre ça mange aussi, non ? Je m’arrêtais chez ma tante à l’avenue poupelard. Elle s’étonna de me voir, mais ne demanda point ce que j’étais venu faire. Il n’était pas encore une heure et elle n’avait encore rien cuisiné. Alors, elle envoya m’acheter du pain et me fit du café. J’étais bien. Ma tante était tant gentille avec moi que certaines fois je me demandais si elle était réellement humaine. Je l’adorais plus que tout. Et c’était mutuel.
Alors, Prad. Qu’est-ce que tu fais ici ? me demanda ma tante une fois que j’eus fini mon café et mon pain kabich.
Je… Je…
Je n’eus point le temps de lui dire quoi que ce soit. Devant la porte se trouvait ma mère, le regard menaçant. Elle salua ma tante et me dit tout simplement :
Mache !
Comment avait-elle su que je viendrais ici ? J’embrassai ma tante sur le front et je suivis ma mère. Tel un chiot désobéissant, je ne dis rien tout le temps que dura le trajet, gardant la tête baissée. Une image me hante encore aujourd’hui : Le sourire des voisins en me voyant regagner la maison. Le fils prodigue n’avait même pas eu le temps de vivre la vie dont il rêvait tant. On m’ordonna de me mettre à genoux. Cette fois, je ne refusai guère. On me fit présenter des excuses à mon père. Ce que je fis le cœur serré. J’avais perdu la bataille. Et mon honneur avait pris un grand coup.
Je subis les farouches de Nick pendant au moins un mois. Aujourd’hui encore, il ne se gêne même pas pour me rappeler que j’avais commis la fugue la plus pathétique de toute l’histoire. Mais au moins, lui réponds-je à chaque fois, je n’ai pas été fouetté !
Partie III : La lettre
Mai 2009
Monica avait été la première à comprendre que sous le voile de toute cette arrogance qui me caractérisait, se cachait des tonnes de maladresse, d’inquiétude et d’inconfort. Avec Monica, je n’avais pas à faire semblant, à me couvrir de faussetés et de ridicules pour attirer son attention. C’était la première fois que je faisais l’expérience de l’authentique, du vrai et cela m’effrayait plus que tout. Pourtant, j’étais son ainé d’un an mais lorsque nous discutions, j’avais l’impression d’avoir tant à apprendre d’elle.
Nous nous étions rencontrés quelques semaines de cela à une journée récréative organisée par la promotion de terminale de mon école. Elle m’avait demandé son chemin, je le lui avais indiqué, elle était revenue vers moi, m’avait demandé mon numéro de téléphone, ce qui m’avait pris totalement de court. C’est la première fois qu’une fille me demandait mon numéro de téléphone. Le soir même, elle m’avait appelé. J’étais parvenu à la faire rire et elle avait compris : Que je n’étais pas du tout à l’aise avec les filles. Parfois elle s’amusait à cause de cela, me disant que j’étais totalement foutu, qu’il n’y avait aucune chance pour moi. Je riais fort, mais au fond, c’est ce que je croyais aussi.
Un soir, alors que nous échangions quelques sms, elle me demanda :
Pourquoi essaies-tu de faire comme les autres ?
Parce que je ne sais pas comment je dois faire pour moi-même, lui avais-je instinctivement répondu.
Tu ne te connais pas assez. Mais tu as peur de partir à ta rencontre.
J’ignorais ce que cela pouvait bien vouloir dire. Je lui demandai de s’expliquer.
Si tu avais la chance de parler au Pradley de 2010, que lui dirais-tu ?
Je ne sais pas. Qu’il arrête de faire le con peut-être.
On va faire une chose.
Quoi donc ?
Tu vas écrire au Pradley de 2010, et tu lui diras ce qu’il souhaite entendre.
Puis, elle poursuivit :
Tu écris une vraie lettre. Sur du papier, et demain soir, je t’appellerai pour que tu me le lises.
Cette nuit-là, je ne trouvai pas facilement le sommeil, essayant d’imaginer ce que je pouvais bien vouloir dire à une version plus ancienne que moi. Aucune idée ne vint et au lever du jour, j’étais contrarié à l’idée que rien ne m’avait traversé l’esprit. Mais, dans la soirée suivante, alors que je redoutais l’appel de Monica, les premiers jets se déversèrent dans mon esprit. Je me mis à écrire. Une heure plus tard, j’avais mon texte.
Alors, tu as pu faire la cour à Prad version 16 ans ? me demanda-t-elle à bout portant lorsqu’elle m’appela ce soir-là.
Je ris. Un peu gêné. Je lui dis :
Je ne sais pas si c’est bon. Mais je vais te lire ce que j’ai écrit.
Je n’attends que ça, Prad.
« Au Pradley Vardly de 16 ans.
Comment tu vas, l’ami ? Tu tiens bon ? Tu fais de ton mieux ? Tu ne m’as jamais rencontré mais moi, c’est toi. Tu ne comprends pas ? Laisse-moi t’expliquer, je suis une version plus jeune que toi. Je suis ton ancêtre Pradley16.
Lis jusqu’à la fin, ce que j’ai à dire est pour ton bien.
Encore aujourd’hui, je refuse ma propre compagnie. J’ai peur d’aller au-delà de moi-même pour ne pas que je me perde. Je sais, cela doit te paraitre bizarre, mais j’évite de converser avec la personne que je suis et j’ignore totalement tout ce que je suis à même de pouvoir donner.
J’en ai encore peur, tu sais. Je ne sais pas qui je suis, j’ignore si toi tu sais qui tu es, mais ça fait un mal de chien, ne pas savoir ce qu’on veut, ne pas connaitre ses forces, ses limites et ce pourquoi nous sommes doués pour. Mes parents me disent qu’il faut que je grandisse, qu’il faut que j’apprenne à agir en garçon responsable, mais je ne sais pas comment faire. Et ils me reprochent mes nombreuses maladresses, mes indécisions et échecs. Personne ne m’a appris à marcher, pourquoi se plaignent-ils de me voir trébucher ?
Je ne sais pas si toi tu as pu faire le tour ni si tu as réponse à toutes les questions que je me pose ici. Cela me soulagerait de savoir que tu es parvenu à les trouver, parce que de mon côté, je galère grave.
Je peux te promettre de faire de mon mieux. C’est uniquement ce que je peux faire. Essayer. De me poser les questions, de trouver un sens à tout ce qui se passe dans ma tête.
Je suis conscient de tout ce que je vis. Je sais que ton équilibre dépend de moi. Alors je m’attèlerai, dès aujourd’hui, à déchiffrer le mystère de ma vie. Pour moi. Pour toi. Pour nous.
On ne se verra peut-être jamais. Mais je sais que tu seras fier de moi.
À toujours,
Prad15 »
Lorsque j’eus fini de lire ma lettre, Monica dit :
Waw.
Quoi ? Qu’y-a-t-il ? Ce n’était pas bien ?
Non. Au contraire. C’était magnifique Pradley. C’est toi qui as écrit tout ça ?
Oui, m’offusquai-je. Qui d’autres aurais-tu voulu qui l’écrive à ma place ?
Elle rit.
Tu écris bien. Tu devrais essayer de le faire bien plus souvent.
Merci.
Tu feras ce que tu peux, mais tu le feras bien, Prad.
Quand je repense à cette soirée, il m’arrive d’avoir encore des larmes aux yeux. Monica avait été celle qui m’invita le premier à faire ce pas vers ma propre personne. À bien y réfléchir, elle avait été bien plus une meilleure amie pour moi que l’inverse. Pourtant je savais, qu’elle vivait loin de son père qui se trouvait aux États-Unis d’Amérique, qu’il lui manquait plus que tout et qu’elle chérissait l’idée d’aller le retrouver dans un avenir proche. Je ne posais jamais de questions à ce sujet. Le Pradley de l’époque était dépourvu de ce que Howard Gardner considère comme de l’intelligence interpersonnelle. J’étais trop concentré sur ma personne. Le seul regret avec Monica, c’est de ne pas m’être fermé la bouche un peu plus souvent pour l’écouter parler. Certaines fois, nos oreilles suffisent à ceux qu’on dit aimer.
En octobre 2009, Nick quitta définitivement Haïti pour Les États-Unis d’Amérique. Je me souviens encore de la nuit précédant son départ. Nous bûmes du whisky Senate jusqu’à nous saouler. Puis, nous nous fîmes la promesse de ne jamais nous perdre de vue. Une promesse que nous tenons encore aujourd’hui.
Encore aujourd’hui quand je croise Yenevah, elle continue de ne pas me calculer. Un jour peut-être, je lui présenterai mes excuses pour les cochonneries que je lui avais dites ce soir-là. J’appris en 2019 que Vanel avait sombré dans l’alcool au Canada, qu’il n’avait rien fait de bon de sa vie et qu’il avait définitivement coupé les ponts avec ses parents.
Quant à Monica, ma paix, ma douce petite bénédiction, elle disparut tragiquement dans le séisme du 12 janvier 2010.
Douze années après la tenue de tous ces événements, je ne l’ai toujours pas fumé ma première cigarette. O liberté quand tu nous tiens !
Et toutes les fois que ces doux souvenirs s’emparent de moi, je n’ai de cesse de me dire, que 2008-2009 furent mes dernières années d’insouciance.
Pradley V. Vixama